Ce qui a lieu et se passe en séance, Daniel Migairou, 2020

Quelque chose a lieu en séance qui excède le seul registre des idées et des paroles échangées. La séance s’inscrit dans un protocole spatial et temporel, permettant l’établissement et la mise au travail d’un rapport entre le coach et la personne coachée, rapport qui implique un certain usage du corps, corps parlant, corps sensible, corps marqué par une histoire.

J’interrogerai donc la façon dont le coach appréhende les dimensions spatiales, temporelles, relationnelles, corporelles comme partie prenante du travail auquel il s’est engagé, à savoir de « prendre tous les moyens propres à permettre, dans le cadre de la demande du client, le développement professionnel et personnel du coaché. » (Article 1-5 du code de déontologie de la SFCoach).

Mon propos vise à spécifier la nature de ces dimensions spatiales, temporelles, relationnelles, corporelles lors de séances ayant lieu en face-à-face, et à interroger ce qu’il en est de ces mêmes dimensions lors de séances se déroulant par téléphone ou en visioconférence.

Je m’appuierai pour cela sur mes propres expériences de coach dans la pratique dite de médiation singulière telle qu’elle est développée au CNAM et à l’enseignement de laquelle je participe depuis 2015, ainsi que sur quelques lectures.

Qu’est-ce qui a lieu ?

L’article 2-1 du code de déontologie de la SFCoach met en avant l’importance du lieu de la séance : « Le coach se doit d’être attentif à la signification et aux effets du lieu de la séance de coaching ».

D’emblée, le choix du lieu oriente la conduite du travail. Lorsqu’une séance se déroule dans les locaux de l’entreprise commanditaire, le coach se préoccupe le plus souvent d’investir ce lieu qui n’est pas le sien de façon à pouvoir y recevoir la personne qu’il accompagne dans un à-côté de ses espaces de travail habituels. De la même façon, lorsque la personne coachée se déplace jusqu’au bureau ou au cabinet du coach, ce déplacement physique lui permet de se rendre dans un lieu à l’écart des parcours routiniers de son activité, pour y mener un travail de prise de distance avec les questions et problématiques qu’elle souhaite travailler en séance. En un sens, le déplacement jusqu’au lieu de la séance (à l’écart ou à côté) est constitutif de la mise au travail.

Bien sûr, lors de séances par téléphone ou par visioconférence, il est possible de proposer des micro-actions de déplacement : inviter la personne coachée à changer de place dans son espace ; à régler différemment ses lumières ; à changer de pièce pour un environnement sonore plus discret lorsqu’il s’agit d’une séance par téléphone ; à consacrer un temps de préparation à l’entretien. Plus fondamentalement, l’expérience de séances par téléphone ou par visioconférence nous renvoie à l’importance de définir ce qui se passe spécifiquement dans le lieu d’une séance en face-à-face.

Tout d’abord ceci : une rencontre exclusive qui confronte à la présence de l’autre. En effet, une fois choisi, le lieu de la séance n’est accessible qu’au coach et à la personne coachée ; sauf exception, la porte est fermée ainsi que les téléphones. Cela crée une situation de huis clos, dans lequel la personne coachée fait face au coach en position de seul autre. Ensuite, ce qui se passe dans ce lieu (à l’écart ou à côté), c’est une expérience de discontinuité. La séance en face-à-face permet de couper avec l’environnement de travail, dont les flux d’informations, courriels, réseaux sociaux, appels téléphoniques constituent la trame ordinaire.

En quoi le huis clos et la discontinuité participent-ils d’un processus de coaching ? Ils placent le coach en position de seul autre durant le temps de la séance, sans recours à des interactions avec d’autres autres, et ce dès lors que le coach accepte de soutenir cette position. En effet, dans le huis clos et la discontinuité, c’est à ce seul autre présent qu’est le coach que la personne accompagnée va adresser sa parole.

Les séances par téléphone ou en visioconférence s’inscrivent dans un rapport tout à fait différent au huis clos et à la discontinuité. En effet, la détermination du lieu choisi par la personne coachée pour la séance, quelles que soient les précisions éventuellement posées par le coach, échappe à la responsabilité du coach et reste soumis à des interpellations extérieures multiples. D’un certain point de vue, la personne coachée se trouve ainsi invitée à assurer elle-même les conditions minimales de faisabilité d’une séance, ou encore, parfois, à produire elle-même, de façon plus ou moins consciente, des conditions qui l’affaiblissent.

De plus, l’interposition des outils que sont le téléphone ou l’ordinateur place la séance dans une continuité d’environnement avec les autres activités professionnelles de la personne coachée, et la prive ainsi de la mise au travail posée par le déplacement jusqu’au lieu de la séance se déroulant au cabinet du coach. Quant au coach, l’usage du téléphone ou de l’ordinateur exige de lui un effort supplémentaire pour abstraire les signes qui lui parviennent de la personne coachée (son, ou image et son) d’un environnement parfois peu favorable, tout au moins symboliquement, au travail de parole.

Car parler en séance est bien un travail, travail du coach pour créer les conditions de la parole, et travail de la personne coachée pour dégager sa parole des usages habituels en contexte professionnel, processus dont le huis clos et la discontinuité assurent le support.

Que veut dire parler ?

La centralité du travail de parole est ce qui différencie l’accompagnement proposé par un coach des interventions d’un consultant ou d’un formateur. C’est ce travail de parole qui fonde la position spécifique du coach, en tant qu’elle contribue au développement du potentiel et du savoir-faire par d’autres moyens que la transmission de connaissances ou de conseils.

Dans un court texte surprenant, intitulé De l’élaboration progressive des idées par la parole, le dramaturge Heinrich von Kleist (1777-1811) écrit : « Lorsque tu veux savoir quelque chose et que tu n’y parviens pas par la réflexion intérieure, je te conseille alors d’en parler avec le premier venu ». Un siècle avant la mise au point de la talking cure par Sigmund Freud, Kleist met en évidence le fait que l’accès à un certain savoir pour soi passe par un usage de la parole adressée, non pas à un sachant qui détiendrait ce savoir, mais à un non-sachant qui se laisse saisir comme lieu d’adresse de cette parole. En effet, précise-t-il, ce « premier venu », il ne s’agit pas de « l’interroger », mais de « lui parler d’abord ». Nous retrouvons là possiblement la position du coach, qui n’apporte pas de connaissances ou de conseils, mais contribue à l’élaboration par la personne coachée de sa propre réponse, une élaboration qui opère par le travail de parole.

Dans ses conférences à la Sorbonne en 1964, le philosophe Jean-François Lyotard interroge devant ses élèves la relation entre parler et penser, déjouant cette idée très répandue d’une pensée conçue « comme une substance interne, cachée, dont la parole ne serait que la servante et la messagère déléguée aux affaires extérieures. » Dans son propos, il identifie l’expérience d’une parole vivante, « qui n’est pas celle de la récitation d’un discours préfabriqué », mais qui « est celle d’une mise au point sur l’interlocuteur, sur les questions qu’il lance vers nous et qu’il nous oblige à lancer vers ce que nous pensions, vers notre propre message, ou ce que nous croyions être tel ». Avec cette notion de mise au point sur l’interlocuteur, il permet de revenir sur la place du coach dans la séance en présence, en tant que lieu d’adresse sur lequel la personne coachée effectue une mise au point, par une parole qui n’est pas de l’ordre d’un discours préfabriqué.

Comment une séance en face-à-face permet-elle spécifiquement de sortir d’un discours préfabriqué ? Alors qu’un discours prétend à l’univocité et à la cohérence, la parole vivante de la mise au point se présente d’abord sous une forme brouillée, confuse, chargée de tâtonnements, de contradictions, d’impasses, d’ambivalence. Cette plurivocité ne se dégage parfois du registre du discours que par des signifiants portés par le corps. Là où la personne accompagnée tente de stabiliser un discours recevable, c’est son corps qui fait entendre l’arrière-fond d’une parole pas encore accessible. Le corps en présence adresse des signifiants à cet autre présent qu’est le coach qui peut les repérer : agitation, inertie, rougeur, pâleur, transpiration, autant de signifiants faisant entendre les hiatus ou les discordances d’un discours dont cherche à se dégager une parole vive, que le coach peut soutenir en tenant sa position.

La parole ne saurait se réduire à l’émission d’un signal sonore dont le téléphone assurerait le relais, et que soutiendrait l’image partielle et très cadrée telle que la produisent les dispositifs de visioconférence. En tant que processus de mobilisation d’une pensée en train de s’élaborer et de prendre forme par un jeu parfois subtil avec les émotions, elle implique tout le corps dans ce mouvement d’adresse à cet autre présent qu’est le coach qui, parce qu’il n’est pas seulement un « premier venu » (au sens de Kleist), autorise et soutient ce travail de dégagement d’une parole propre hors du registre du discours. Lors de séances se déroulant en visioconférences ou par téléphone, le coach doit alors concentrer son attention sur la voix et la « petite image » sur l’écran pour tenter de percevoir ce qui peut-être s’exprime de la personne coachée par des qualités de présence qui ne lui parviennent toutefois que tronquées et atténuées.

Le corps hors-jeu ?

Si le rapport au corps et à la présence a une importance centrale dans un dispositif de coaching, c’est dans le sens où ce rapport est précisément ce que les nouvelles mutations du travail tendent à mettre hors-jeu. Ce phénomène participe d’un trouble qui pèse sur les acteurs de la vie professionnelle, et que Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste, aborde dans un ouvrage intitulé La fragilité. Dans ce livre, il interroge la résignation contemporaine face à une perte de la puissance d’agir, qui repose notamment selon lui sur la valorisation de « l’individu » au détriment de « la personne », deux dimensions de l’être humain qu’il invite à précisément différencier. Alors qu’il définit la personne comme une instance de multiplicité, l’individu, écrit-il, « s’identifie uniquement à sa conscience : ni son corps, ni son milieu ne font partie de lui, pas plus que lui ne fait partie d’eux ». C’est pourquoi, « plus l’individu, en tant que création de la conscience, essaiera de dominer une situation complexe, plus la complexité sera grande et violente ». Cette différenciation qu’il opère entre la personne et l’individu permet de situer le rapport entre la conscience et le corps d’une façon pertinente pour penser l’avènement d’une parole vive dans le cadre d’un coaching.

En effet, la situation professionnelle qui amène une personne en coaching s’apparente à ce que Benasayag décrit comme « une complexité d’agencements, de compositions et de décompositions qui échappent par excellence au niveau conscient qui ne peut voir que la surface » et que la conscience va « essayer d’ordonner, de donner un sens (unique) au multiple de la situation » en procédant « de façon brutale et mortifère ». Alors même que les environnements professionnels sont les lieux d’une complexité croissante, les dispositifs d’évaluation des performances sont centrés sur l’individu, qui est alors attendu dans une position de maîtrise, valorisant la conscience au détriment du corps, au sens que propose Benasayag. En cela, c’est précisément l’autre dimension, celle de la « fragilité de la personne », qui peut être accueillie en coaching dès lors que le corps y a sa place.

Quelque chose opère ainsi spécifiquement dans la situation du face-à-face où la personne accompagnée est autorisée à être présente en tant que corps, c’est-à-dire à sortir de l’imaginaire de la maîtrise qu’amplifient le discours de la performance et la fluidité du numérique, et à risquer une parole possiblement confuse et contradictoire, s’élaborant à partir de l’expérience qui est la sienne de sa confrontation à la complexité. La présence du coach dans le face-à-face est la pierre d’angle de ce processus de parole incarnée, adressée à un autre présent et incarné, et qui autorise une parole incertaine. D’où la question posée aux coachs par l’usage des nouvelles technologies : comment signifier à la personne accompagnée que le coaching est bien ce lieu, spécifique et à l’écart, où la fragilité de sa personne dans toutes ses dimensions contradictoires peut prendre place et être entendue ?

Quel rapport ?

Le philosophe Bernard Stiegler propose de penser la technologie comme un pharmakon, reprenant à Jacques Derrida ce terme grec utilisé par Platon, et qui désigne tout à la fois le poison et le remède. « Le pharmakon ne peut jamais être simplement bénéfique », écrit Derrida dans La pharmacie de Platon. Cette notion de pharmakon invite à considérer les nouvelles technologies selon une double perspective. Tout d’abord, quelle que soit la puissance de conviction qui les porte, elles ne sont pas en elles-mêmes positives, curatives ou facilitatrices. Elles détiennent des potentialités dont l’usage est à penser avec discernement à partir d’une analyse précise des processus dans lesquelles elles interviennent, et les effets qu’elles génèrent. Sur un second plan, la notion de pharmakon indique la possibilité qu’un élément bénéfique dans un certain contexte soit toxique dans un autre, ce qui à nouveau sollicite le discernement concernant cette fois-ci l’analyse du contexte de la demande, et donc le diagnostic et la prescription. En un sens, appréhender l’usage des technologies de visioconférence en coaching comme un pharmakon met en évidence l’enjeu que constitue la capacité du coach à discerner pour se positionner.

Le vaste développement des technologies numériques dans l’organisation du travail, et la puissance du discours qui le promeut, en font un élément contextuel majeur des problématiques apportées dans le cadre des coachings professionnels, dont la mise au travail ne peut s’engager sans un positionnement du coach sur l’opportunité éventuelle d’adopter les modalités mêmes d’un phénomène qui affecte, sans qu’elle puisse toujours l’identifier, la personne en demande. Ce qui est ainsi interrogé, c’est la façon dont le coach investit une position de tiers, à même de fonder le choix du dispositif qu’il propose sur les exigences de sa conduite, en vue de rendre le service pour lequel il a été sollicité. Par le choix qu’il fait du lieu du coaching, le coach va prendre position et, s’il se l’autorise, établir à partir de là, avec la personne qu’il accompagne, un rapport visant à rendre possible pour elle l’accès à une autre dimension de sa propre parole que celle qu’elle entretient dans le cadre de ses activités habituelles. C’est ce en quoi précisément le choix du lieu et des modalités va orienter la potentialité différenciante du dispositif.

Le rapport qui s’établit avec la personne accompagnée l’engage dans un travail de parole dès lors que le coach soutient sa position de tiers, dans une certaine asymétrie de places et de rôles à même de générer la dynamique propre du processus qu’il conduit. Ce qui se passe alors en séance est un effet de ces décalages, de ces écarts, activant un travail de parole qui permet à la personne coachée d’être entendue dans les dimensions du multiple et du contradictoire qui la caractérisent, c’est-à-dire ce qui fait à la fois sa fragilité et sa singularité.

Daniel Migairou, 8 juin 2020


Ce texte a paru dans l’ouvrage collectif « Du bon ou du mauvais usage de la distance », publié par la Société française de coaching, Éditions StoryLab, 2020.