Le pluriel de la singularité, Daniel Migairou, 2021

Les activités d’accompagnement professionnel, dites aussi coaching, dans les multiples formes qui sont les leurs, se pensent, se structurent, s’enseignent le plus souvent à partir et autour d’une ligne qui séparerait d’un côté la logique de l’organisation et de l’autre côté celle de l’individu. Cette division en deux côtés distincts et opposés ramène au très vieux conflit entre l’individuel et le collectif, et positionne le praticien comme un potentiel facilitateur, voire conciliateur. C’est à ce titre qu’il est sollicité, pour sa capacité supposée à permettre un dépassement de ce hiatus immémorial, que chacun voudrait pouvoir ici régler comme on règle un problème. Une entreprise sollicite un coach pour concourir, disons, à l’adaptation d’un individu qui ne coïncide pas de façon satisfaisante avec la place qui lui est faite ; une personne accepte un coaching qui lui a été prescrit, ou sollicite elle-même un coaching, pour trouver une solution au problème qui lui est posé par sa difficulté à coïncider avec sa place, ou celle qu’elle souhaiterait occuper, dans son environnement professionnel.

Ce que dissimule l’évidence du désaccord, c’est ce sol commun aux deux côtés, de part et d’autre de la ligne, qui les voit farouchement attachés l’un et l’autre – c’est bien là ce qui conduit le désaccord au conflit – à une certaine idée de l’unité : unité de l’entreprise, unité de la place, unité de l’individu ; ou encore – car unité peut s’entendre ici comme cohérence –, cohérence du discours, cohérence du parcours, cohérence des valeurs. Il y aurait ici quelqu’un d’entier et de cohérent, il y aurait là une entreprise unie et consistante, pour ne pas dire une et indivisible. C’est ainsi qu’un individu attaché à l’idée de sa propre unité, de sa propre cohérence, demande de l’aide – ou accepte l’aide qui lui a été proposée – pour trouver lasolution, qui lui permettrait de reconstituer en regard l’une de l’autre, sa propre unité et celle de l’entité-entreprise, renforçant ainsi sans le savoir la croyance en la possibilité de l’un, possibilité d’une unité qui se donnerait elle-même comme évidente. Or en arrière-plan, derrière l’évidence du hiatus, c’est bien autre chose qui se montre et se fait entendre dans les demandes d’accompagnement, la présence en ces deux entités d’un autre conflit, interne et structurel, qui départage un versant plus éclairé, la croyance en l’unité de l’un, et un versant plus obscur, l’expérience du pluriel dans l’un. La médiation singulière est cette approche du coaching professionnel qui va faire place au pluriel dans l’un de façon à permettre au travail d’accompagnement individuel d’ouvrir sur des plans qui autrement restent toujours inaccessibles, et touchent à des dimensions à la fois cliniques et philosophiques.

L’acceptation du pluriel dans l’un ne va pas de soi, elle est l’ubac, le versant peu exposé, mal connu, que l’on n’aborde le plus souvent que contraint et forcé, et à son corps défendant. La facilité pousse à ne considérer que le versant éclairé, quitte à se mettre dans des impasses logiques, comme l’homme qui cherchait ses clefs sous le lampadaire alors qu’il les avait perdues du côté obscur du trottoir, comme le raconte délicieusement Paul Watzlawick dans son livre « Faites vous-même votre malheur ». Rien a priori ne limite les séances d’accompagnement au seul versant éclairé, sinon l’accord tacite que c’est là et seulement là que se trouvera la réponse à une demande formulée dans des termes qui désignent par avance le lieu de sa solution. Car les projecteurs du discours de l’efficacité éclairent larges, et finissent par poser comme évidence que ce qui se joue dans le champ du travail relève du seul versant qu’ils couvrent, et où l’unité de l’un s’impose comme allant de soi. C’est donc paradoxalement le fait même qu’il y a, à l’origine de la demande d’accompagnement, une difficulté qui insupporte et divise la personne concernée, qui va l’amener à prendre en considération le versant ignoré, celui du pluriel dans l’un, qui se manifeste alors comme une expérience, pénible certes, mais effective. En médiation singulière, le praticien soutient cette reconnaissance du versant jusqu’alors ignoré ou nié, et prend soin d’occuper dans le face à face une position qui autorise in situ la remise en question, la fissuration, de cette unité de l’un qui se donnait jusqu’alors comme une évidence rassurante et protectrice.

On retrouve la croyance en l’unité de l’un à la base de bien des constructions individuelles et collectives, telles qu’elles se donnent à voir en pleine lumière sur l’adret, le versant éclairé, et sont prises dans une convergence d’intérêts, de tendances, de lignes de force qui perpétuent cet attachement : il y aurait une unité élémentaire, substantielle, fondatrice, dont chaque réalité serait une émanation. La demande d’accompagnement individuel ne peut faire autrement que se formuler à partir de ce fonds commun, et la demande elle-même vise à en produire en quelque sorte l’extension. Tel est le cas, par exemple, dans la situation de plus en fréquente d’une demande de coaching liée à une problématique de projet : création d’entreprise, évolution de carrière, changement d’activité, etc. Dans ces situations, le projet fait office de miroir dans lequel une personne se confond avec l’image qu’il lui renvoie, et dans laquelle elle se prolonge, construisant en vis-à-vis l’évidence tangible de leurs unités respectives. Lorsque des difficultés apparaissent, l’expérience âpre et frustrante des résistances du réel conduit à solliciter un soutien qui viendrait s’inscrire strictement à l’intérieur même de cette évidence qui socle le projet, l’unité de l’un, qu’il s’agirait alors d’étayer, de colmater, de renforcer. Si les offres de coaching se réfèrent à des approches théoriques des plus différentes, elles ont le plus souvent ceci en commun de s’inscrire directement dans un présupposé de l’unité de l’un, qu’il s’agisse de pratiques relevant du conseil en conduite de projets, ou d’approches centrées sur la personne qu’elles proposent de mettre en capacité (empowerment) de réaliser son projet. Toutes ces approches ont en commun de maintenir en vis à vis l’unité de la personne et (se reflétant dans) l’unité du projet, et de faire ainsi acte de soutien à l’évidence de cette unité de change.

Le praticien en médiation singulière vise la déconstruction de cette surdétermination d’évidence et tient pour cela une position qui vise à questionner ce qui, dans la demande, s’énonce comme allant de soi. Par ses interventions, le praticien fissure au fil des séances le discours de l’unité qui se présentait comme évident, et ouvre ainsi un espace au doute, espace dans lequel peuvent se poser les prémisses d’une pensée critique, celle d’un sujet qui se risque dans une parole, peut-être pas toujours cohérente, mais qui est bien la sienne, sur ce qu’il vit, ce qu’il voit, ce qu’il ressent, et qui ne peut pas trouver ses mots – donc se penser – tant qu’il se maintient dans le seul discours de son environnement de travail. C’est dans ce travail de déconstruction que s’esquissent les perspectives cliniques et philosophiques que la médiation singulière n’exclut pas de son champ. Se tenir face à la question, face à l’énigme, n’est-ce pas à cela qu’invite l’expérience philosophique ? Certes, philosophie est ici à entendre dans un sens non académique, comme audace à défier l’obscur et l’inconnu rencontrés dans l’expérience, et comme effort de produire, à partir de cela, une pensée qui s’autorise d’un écart avec les représentations préexistantes, qu’elle vient interroger. Quant à la dimension clinique, elle est à prendre au pied de la lettre – oserai-je dire, au pied du lit : entendue dans une parole qui se risque au fil des séances hors des discours battus et rebattus, la personne accompagnée fait l’expérience du pluriel de la singularité, comme une issue possible aux assignations de l’unité de l’un, et comme terrain d’invention des articulations nécessaires entre une prise au réel, dans ses formes complexes et sans solution, et les frayages d’une singularité plurielle et désirante.

Daniel Migairou, octobre 2021